- ENTREE de SECOURS -



jeudi 5 mars 2020

Zones de non-droit: 10% de la population française en rupture avec la société ?

16:50 05.03.2020
Par Edouard Chanot


De la désintégration des quartiers aux émeutes urbaines: enfant d’une cité HLM devenu haut fonctionnaire, Michel Aubouin a été pendant 40 ans en première ligne. Libéré de son devoir de réserve, il a voulu témoigner de la tragédie en cours. Nous l’avons rencontré.

Près de 10 % de la population française en rupture avec la société ? «Oui, c’est assez incroyable quand on y pense…», admet, songeur, Michel Aubouin. Ancien préfet, il a quitté ses fonctions et le devoir de réserve qui l’accompagnent pour publier son essai, 40 ans dans les cités (Éd. Presses de la Cité, 2019). Lui qui a grandi dans des quartiers devenus sensibles, il a vu des zones entières tomber en déliquescence au fil des ans et des politiques publiques. Il voulait témoigner.

Désormais, près de six millions de personnes vivent dans ces 1.400 quartiers qui relèvent de la «politique de la ville». Un «archipel» de cités liées les unes aux autres, mais «de plus en plus closes», isolées du reste du pays. Les 90% restants de la population ignoreraient dès lors tout, ou presque, de la vie dans ces quartiers. «Une grande partie des Français ont appris à vivre avec l’évitement», estime Michel Aubouin: évitement de ses habitations, de ses écoles, de ses gens. Et besoin de s’en échapper, «si on y habite par malheur». Bien sûr, tous ces quartiers ne sont pas forcément dangereux. «500 à peu près», relativise l’ancien préfet, avant de rappeler que ce chiffre se traduit tout de même en millions d’habitants touchés «par les dérives qu’on y rencontre.» Pris pour la plupart et malgré eux dans la tourmente.

«L’identité des quartiers est née, en creux, sur un grand vide, une absence abyssale, un défaut de référence, une impossibilité à dire l’endroit où on se trouve», écrit-il, décrivant le lent, mais inexorable basculement de ces villes. Le virage tragique fut pris au début des années 70 et de la crise économique, selon Aubouin. Il raconte dans son livre comment sa famille vécut aussi la fin des trente glorieuses, comment son père fut forcé de fermer sa boutique de cordonnier et d’aller travailler à l’usine pour le nourrir, lui et ses trois frères et sœurs. Comment ils découvrirent les cités, ayant déménagé dans un HLM.

Regroupement familial, «des chocs culturels considérables»

La vie, puis la carrière de Michel Aubouin sont inextricablement liées à ces quartiers. Môme, il jouait dans leurs rues. Haut fonctionnaire, il a assisté aux plans successifs: «notre vieux monde a basculé à la suite de plusieurs décisions politiques qui n’anticipaient pas des évolutions à venir.» Il dit avoir pris totalement conscience du problème en 2012: il était alors loin du territoire national, nommé préfet à Wallis-et-Futuna.

«La première décision porte sur l’immigration»: avec le regroupement familial, le gouvernement a décidé «de mettre fin à l’immigration par le travail sans comprendre que les travailleurs immigrés originaires du Maghreb n’avaient aucun intérêt à y retourner», tant la crise sévissait autant en Afrique du Nord qu’en France. Cette grande immigration familiale, comptant d’innombrables femmes et enfants, «qui n’avaient vécu que dans les pays d’origine», ne pouvait que produire «des chocs culturels considérables». Un flux incessant, qui s’est combiné avec les échecs de la politique du logement social.

Les HLM construits après-guerre se sont progressivement vidés des familles ayant accédé à la petite propriété, et furent alors remplis par les nouveaux arrivants. Ainsi, les politiques publiques menèrent-elles au «peuplement d’enclaves». Les enfants, ceux de la deuxième génération, furent d’autant plus prisonniers de ces dernières que la mécanique méritocratique, qui faisait la fierté de la France républicaine, commençait à se bloquer.

En cause selon Aubouin ? «La loi de 1975 instaurant le collège unique», qui rendit accessible l’accès au collège pour tous les enfants, quel que soit leur niveau scolaire. Une abolition de la sélection, annonçant celle au lycée puis à l’université, qui empêcha en pratique de «prendre en compte les difficultés particulières d’enfants ne maîtrisant pas nécessairement le français». Ainsi les bonnes intentions égalitaires ont-elles, en fin de compte, fermé la porte de sortie des cités:

«On a créé en 40 ans, petit à petit, un regroupement des familles dans les mêmes territoires. Confrontées à la difficulté de trouver leur place dans la société française, elles ont fini par penser que le mieux était de reconstituer leur société d’origine dans les territoires où ils étaient présents.»

Michel Aubouin connaît ces familles, celles du Maghreb comme celles d’Afrique subsaharienne qui sont venues à leur tour quelques années plus tard. Confronté pendant des années au multiculturalisme grandissant, le communautarisme semble bien peu le choquer: «c’est assez naturel que les gens qui viennent parfois des mêmes villages se retrouvent à peu près toujours dans les mêmes lieux», dit-il. Une réalité anthropologique, en somme. Mais à l’en croire, le bât blesse «quand ces mêmes groupes finissent par considérer que le territoire dans lequel ils habitent est leur propriété».

«Ils viennent de pays où tout est payant, ils arrivent dans un pays où tout est gratuit, mais ils n’ont pas compris que la compensation de la gratuité, c’était l’intégration dans la société française», juge Michel Aubouin.

Coupables de désintégration, les immigrés ? Peut-être moins que les élites et leur discours dominant: «si l’on conteste l’intégration au prétexte que les cultures se valent et qu’après tout, la France n’est pas un modèle adapté à ces populations nouvelles, on arrive à la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire des enclaves.»

L’Élite et ses communautés étrangères: les nouvelles vassalités

De tels propos ne pouvaient manquer d’attirer à Michel Aubouin de vives inimitiés: «je me suis heurté à des oppositions frontales et politiques», témoigne-t-il, avant d’ajouter:

«À force d’y réfléchir, j’ai fini par comprendre. Il y a des gens qui pensent que c’est bien d’avoir des communautés différentes les unes des autres, à l’anglo-saxonne, du moment que la communauté qui dirige est toujours la même. Ils trouvent des représentants [au sein des communautés étrangères, ndlr], mais qui garde le pouvoir? Toujours les mêmes.»

«Malgré ses titres,» Michel Aubouin rompt avec une caste à laquelle il pense n’avoir jamais véritablement appartenu. «Je ne cite personne», ponctue-t-il, mais la charge est brutale:

«On a bien là un cercle de gens qui peuvent se permettre de penser la société de façon communautaire. De toute façon, ils ne seront pas chassés des banlieues, ce ne sont pas leurs voitures qui brûleront le soir...» 
Car les «incivilités» qui ne cessent de croître ne touchent pas encore le cœur de la capitale: «une partie de ces hauts fonctionnaires sont des gens qui ont toujours vécu dans Paris. Ils sont persuadés qu’ils garderont le pouvoir, quelles que soient les circonstances,» déclare-t-il sans ambages, avant d’ajouter en riant «ils vont hurler s’ils m’entendent!». Car Michel Aubouin compte parmi eux des amis. Certains ont jugé son livre «très noir», ne parvenant quelquefois pas à le lire jusqu’au bout, «parce qu’ils voudraient bien ne pas y croire.» Lui plaide pour la lucidité.

Des armes de guerre font craindre le pire

Les émeutes urbaines l’ont pris à la gorge. À l’automne 2005, Michel Aubouin est Secrétaire général de la préfecture de l’Essonne. Il est aux premières loges quand les voitures brûlent à Grigny, dans la cité de la Grande Borne. Alors il n’en démord pas: ces émeutes furent les prémisses d’un embrasement plus vaste et violent encore. Le phénomène n’est pas nouveau, nous rappelle-t-il: «le marqueur des violences urbaines, c’est 1981». Cette année, les émeutes de Vénissieux annoncent le pire: «à partir de ce moment-là, on a de façon récurrente des émeutes, de plus en plus violentes, de plus en plus organisées». Un phénomène «cyclique» ?

En 2005, les réseaux sociaux n’avaient pas encore explosé, mais le téléphone portable faisait déjà ses effets. «Aujourd’hui, on a des tas d’outils qui sont bien plus rapides. La menace d’embrasement général est encore plus forte», estime l’ancien préfet. Les émeutiers sont plus connectés, et surtout mieux armés. Ils jetaient des pierres, éventuellement des cocktails Molotov. Quinze ans plus tard, la donne a changé: «on a beaucoup d’armes qui circulent dans les quartiers.»

L’affrontement est-il pour demain ? «Nous n’en sommes pas encore là», pense Aubouin, sans pour autant exclure qu’il ne se prépare, notamment par la connivence entre criminels armés et émeutiers. Et si, d’après nos sources policières, les armes demeurent circonscrites au trafic de stupéfiants, Michel Aubouin ne peut s’empêcher de souligner l’escalade: «vous avez quand même de plus en plus de morts dans les quartiers des règlements de comptes, avec des gens qui utilisent des kalachnikovs.»

Des flics en situation d'infériorité

Dans son livre, celui-ci souligne d’ailleurs la plus grande fragilité des forces de l’ordre depuis 2005: il décrit les guets-apens contre les policiers, comme celui de Viry-Châtillon et les quartiers qui peuvent maintenant «aligner des milliers de “combattants” déterminés», face à des forces de l’ordre «en situation d’infériorité». En quinze ans, les CRS et gendarmes ont cessé de tenir les ronds-points et jamais la police ne reçoit l’ordre d’investir la cité: «les policiers de la BAC, craignent la sanction plus que la blessure, à cause d’une interpellation qui aurait mal tourné,» écrit-il dans son livre. En toile de fond, la justice et les juges qui contribueraient à l’insécurité en faisant peser la peur de la bavure chez les policiers. 

L’État aurait en définitive échoué à prendre un temps d’avance. Une hérésie, «surtout quand le pire est presque probable», soupire Michel Aubouin. Cette faillite à élaborer un modèle pour résister ou prévenir l’embrasement des quartiers est justement l’une des raisons qui l’ont poussé à sortir de l’ombre. «On a beaucoup reculé, y compris dans la réflexion», constate-t-il. Car les instances d’analyse au sein du ministère de l’Intérieur ont disparu. Désormais, «l’action se fait au fil des jours». Sans prise de recul, et même sur les sujets de société les plus fondamentaux:

«Je suis effaré qu’on n’ait pas mis en place, dans l’État, une structure de réflexion sur la place de l’islam dans la société, en dehors du renseignement. Mais on ne va pas demander au renseignement de faire un travail de théologie pour savoir comment l’islam évolue et pourquoi certaines de ses branches commencent à être extrêmement inquiétantes.»

Dans un pays où les hommes politiques ne sont élevés au rang de ministres que pour deux ou trois ans, la vision de long terme fait immanquablement défaut. Et la situation ne s’arrange pas: l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), chargé de rendre compte des évolutions de la délinquance et de la criminalité en France, mettra la clé sous la porte fin 2020, bien que tous les signaux soient au rouge… pour raisons budgétaires.

Désigner l'ennemi pour libérer les enclaves?

Rien ne semble fait, et Michel Aubouin n’y va pas de main morte: dans son essai, il évoque un «ennemi intérieur». Là s’insère dans une équation déjà complexe le défi de l’islamisme: «On a clairement, à l’intérieur du pays, des gens qui ont l’intention manifeste de conduire la guerre.» Une évidence selon lui, au vu du nombre de victimes du djihadisme. Mais une évidence dévoilant un autre évitement:

«Tant que vous n’avez pas désigné la cible, c’est très compliqué d’agir. Nous conduisons une guerre, mais on n’a pas voulu introduire un droit nouveau, d’exception, un droit de la guerre.»

Pire encore, le droit est utilisé à mauvais escient: «on traite les djihadistes par la voie pénale. Ils ont donc les mêmes droits que n’importe quel autre condamné. On voit bien actuellement, la ministre de la Justice libère des gens qui sont des ennemis.» Malgré son calme d’homme de l’ombre, Michel Aubouin martèle la vulnérabilité de notre système: «J’ai fait quelques visites dans des établissements pénitentiaires, à Fleury Mérogis. Ces gens-là sont des ennemis, ils ne vont sortir que pour recommencer.» 

Malgré les arrestations avancées par l’exécutif, le pouvoir judiciaire manque selon Aubouin à répondre au danger. C’est le Parlement qui devrait discuter de l’ouverture et des modalités d’un conflit, désigner l’ennemi et définir les autorisations et interdits futurs. Une décision lourde, mais pourrait-elle sauver des enclaves entières du prosélytisme le plus radical ?

«Par exemple, entendra-t-on l’appel du muezzin sur le territoire national si les communautés musulmanes commencent à le demander ? Cela paraît idiot, ce que je dis. Mais si j’avais dit il y a dix ans, “autorisera-t-on les minarets ?” Tout le monde aurait dit: “mais non, bien sûr”. Sauf qu’aujourd’hui on en a partout...»

Le 3 mars, Michel Aubouin était entendu au Sénat, mais l’audition s’est tenue à huis clos. Était-elle si gênante ?

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